Groupe Ruralités du Sénat
Compte rendu de la réunion du mercredi 10 avril 2019 au Sénat
AUDITION de Thibaut GUIGNARD, Président de la Fédération Leader France depuis décembre 2015 |
En présence des Sénatrices Mmes Noëlle RAUSCENT (Yonne), Laurence HARRIBEY (Gironde), Évelyne
PERROT (Aube) et Maryse CARRERE (Hautes-Pyrénées), des Sénateurs MM Jean-Jacques LOZACH (Creuse), Bernard DELCROS (Cantal), Jean-François LONGEOT (Doubs), Jean-Claude TISSOT (Loire), Pierre LOUAULT (Indre-et-Loire), Jean-Yves ROUX (Alpes-de-Haute-Provence) et Jean-Marie JANSSENS (Loir-et-Cher), de Mr Julien MEZZANO (Chargé de mission à l’ANNR), de Melle Juliette FRADET (stagiaire à l’ANNR)
et de Mr Gabriel CAZAUBON (collaborateur de Mr Jean-Jacques LOZACH).
Étaient représentés Mr le Sénateur Patrice JOLY (Nièvre) en la personne de Mme Laura BÉROT (collaboratrice)
et Mr le Sénateur Olivier JACQUIN (Meurthe-et-Moselle) en la personne de Mr Yoann JACQUET (stagiaire).
Introduction de Bernard DELCROS,
sur la situation actuelle des fonds européens LEADER et les difficultés de paiement
- Alors que l’État était progressivement parvenu à stabiliser ses services, les régions ont demandé le transfert sans y être vraiment préparées, que se soit en terme d’équipes, de personnels ou d’animation.
- La principale cause de ces retards : fin 2015/début 2016 se sont superposés les élections régionales (avec parfois un changement d’exécutif, d’organisation), la fusion des régions (qui ont eu à gérer leur réorganisation) et en même temps la gestion des fonds européens. A cela s’ajoute le fait que les GAL se soient vus attribuer l’instruction des dossiers sans avoir les équipes suffisantes.
- Aujourd’hui, la situation est catastrophique et très inquiétante pour l’avenir.
Développement de Thibaut GUIGNARD
- Leader France est la fédération nationale des territoires Leader : plus de 220 territoires, sur les 340 gérant un programme Leader en France hexagonale et d’Outremer, y adhèrent.
Ces 340 territoires gèrent environ 687M€ de FEADER.
- Aujourd’hui, Leader France est à 5,45 % de taux de paiements et 17,93 % de taux de programmation, c’est à dire de dossiers ayant fait l’objet d’une instruction règlementaire et d’un conventionnement pour l’attribution définitive des subventions.
- Le circuit de gestion actuel : sur les territoires, des groupes d’actions locales (GAL) se chargent d’accompagner les porteurs de projets, de monter les dossiers et, dans certaines régions, de les instruire ; la région est service instructeur et autorité de gestion. Elle délègue parfois l’instruction aux DDT lorsqu’il y a des compétences en interne ; l’État, à travers l’Agence de Services et de Paiement (ASP), déploie l’outil
Osiris qui effectue les paiements et les contrôles.
Les causes de ces retards
- Une impréparation manifeste. La régionalisation des fonds s’est déroulée en 2015, au même moment que les élections régionales et que la réorganisation des régions.
- Cela n’explique pas tout. La Bretagne, qui n’a connu ni redécoupage territorial, ni changement d’exécutif, est parmi les dernières régions de France en matière de déploiement du programme.
- Une régionalisation incomplète, « à moitié » qui s’avère inefficace.
- Les régions se sont vues confier la gestion des fonds mais l’État, à travers l’ASP, a conservé les missions de paiement et de contrôle.
- Cela crée des difficultés de compréhension, de fonctionnement ainsi qu’un allongement de la procédure du fait des nombreux allers-retours régions/ASP.
Une complexité administrative poussée à son paroxysme par la France. Leader France a l’un des circuits de gestion les plus compliqués de l’UE.
Les conséquences de ces retards
- Des porteurs de projets en grande difficulté financière. Nombre d’entre eux ont reçu un avis d’opportunité en 2015 pour des subventions qu’ils n’ont toujours pas touchées.
Des structures porteuses de programmes Leader (PETR, communautés de communes, associations loi 1901, parcs régionaux) sont parfois en difficulté en termes de trésorerie, lorsque depuis 4 ans elles financent un poste d’animateur chargé de l’animation territoriale et du développement local et un poste de gestionnaire chargé de l’instruction des dossiers sans contrepartie des financements européens.
- Des projets tout simplement abandonnés par peur devant cette complexité administrative. C’est parfois même les GAL qui alertent quant au peu de solidité de la structure financière.
- Une démobilisation du milieu rural et des acteurs locaux (public, élus, représentants du secteur privé).
Des GAL adhérents en sont même venus jusqu’à mettre leur comité de programmation en sommeil. Ils arrêtent temporairement de se réunir et d’auditionner les porteurs de projets. - Un turn over important chez les techniciens Leader (animateurs et gestionnaires) qui profitent de la première opportunité pour avoir une mobilité interne ou externe. Ce phénomène commence à s’observer aussi chez les instructeurs dans les conseils régionaux.
Dans une région, des contractuels n’ont pas demandé le renouvellement de leur contrat.
- La dégradation de l’image de la France auprès de l’institution européenne.
- La France, qui a pensé le programme Leader en 1993 et qui l’a défendu à chaque période de négociation budgétaire dans la PAC, n’est aujourd’hui pas en mesure de le déployer.
D’autres pays, comme le Danemark ou la Roumanie, ont attribué la totalité de leurs enveloppes et versé 50 % des fonds.
Une dégradation de l’image de l’Europe dans les territoires. A deux mois des élections européennes, ce programme en panne est le seul incarnant le projet européen dans chaque commune et dans chaque village de France.
L’euroscepticisme se développe dans les territoires ruraux, et il est important que la France replace la politique territoriale et rurale au cœur de son projet européen.
Sur cette période de programmation 2014-2020, et même si la totalité des fonds était consommée, la dynamique territoriale intégrée et le développement local par la mise en réseau des acteurs locaux n’auront pas été faits. Les partenaires privés, découragés, semblent avoir été perdus.
Est-ce trop tard ?
Si c’est sans doute trop tard, tout n’est pas perdu.
- Le Gouvernement semble enfin saisir la mesure de cette situation, quand le Ministre de l’Agriculture Didier GUILLAUME a reconnu le 8 mars dernier le risque réel de perte des fonds Leader pour les territoires.
- Les régions vont pouvoir se saisir d’un délai supplémentaire de trois ans prévu dans le règlement UE de 2013 pour consommer les 687M€ de fonds prévus par le programme 2014-2020, ce qui leur permettraient d’instruire et de payer jusqu’en 2023.
Enjeu et perspectives Comment anticiper la prochaine période de programmation, non seulement pour défendre Leader et la place du développement rural dans les politiques européennes, mais aussi pour anticiper un circuit de gestion plus efficient et simplifié ? |
Il y a un an, Leader France a demandé aux cabinets de Matignon et de l’Élysée un plan de sauvetage dans lequel on retrouverait :
- Des moyens humains supplémentaires en région pour pallier au manque d’instructeurs saisissant les dossiers sur Osiris ;
- Conserver le logiciel Osiris en l’adaptant à la prochaine période de programmation 2021-2027.
- Mettre en place une coordination nationale qui ne serait pas une recentralisation masquée, mais un moyen de réunir les acteurs concernés (Leader France représentant des GAL ou les autorités de gestion représentées par l’ARF, le Ministère et l’ASP) pour partager difficultés, réflexions et trouver des solutions.
- Revenir aux fondamentaux du programme, notamment le principe de développement local par la mise en réseau des acteurs locaux, mais aussi par les comités de programmation attribuant les fonds, par la capitalisation, la diffusion des bonnes pratiques ou encore la coopération avec d’autres territoires, français ou européens.
- Dans le cadre d’une baisse globale de la PAC, pérenniser les financements à euros constants, soit dans le cadre du règlement européen, soit ensuite par les autorités de gestion qui sont tenues à 5 % minimum de FEADER, mais qui peuvent aller au-delà si elles veulent maintenir les financements pour leurs territoires.
- Simplifier la procédure.
- Sur les 340 territoires gérant un programme Leader France, 296 (soit 85 %) souhaitent une régionalisation totale des fonds. C’est désormais la position officielle de Leader France.
Cette régionalisation n’est pas acquise. Il faut d’abord que l’Europe inscrive cette possibilité dans les règlements, ce qui est loin d’être évident. Et ensuite que l’État membre décide de la mettre en œuvre sur la base du « qui contrôle paie ».
Si les fonds ne sont pas consommés par les territoires, ils ne retournent pas à Bruxelles mais sont déduits de la participation-cotisation de l’État membre au budget de l’Europe, ce qui expliquerait pourquoi Bercy ne s’empare pas du problème. |
Échanges
Jean-François LONGEOT s’inquiète de la nébulosité qui risque de s’installer si le programme 2021-2027 se chevauche avec la fin du programme 2014-2020 et le délai supplémentaire de trois ans donné aux régions. Il a également insisté sur la pédagogie à mettre en place auprès des élus locaux qui cernent difficilement l’ingénierie des fonds Leader.
Pour Bernard DELCROS, ça pose également la question de la force de frappe, dans les territoires très ruraux, des cellules d’animation du Leader.
Thibaut GUIGNARD partage cette inquiétude quant à la complexité à gérer deux programmes simultanément et souligne l’importance de définir dès à présent le schéma du prochain programme 2021-2027 et d’en bâtir le circuit d’instruction, afin que 2021 soit l’année de la sélection et des conventionnements, et que l’instruction des dossiers débute dès 2022.
Alors que chaque nouvelle période de programmation laissait place à des changements d’autorité de gestion, de circuit d’instruction, de périmètre des territoires ou de logiciel, il est impérieux d’installer de la continuité.
Maryse CARRERE interroge l’efficacité/la réactivité du FEADER territorialisé afin de mettre son fonctionnement en perspective avec le déploiement de Leader. Et demande des précisions quant à la gestion des fonds Leader par la Roumanie.
Selon Thibaut GUIGNARD, le niveau global de la consommation française du FEADER est dans la moyenne européenne, à 58 % de programmation. Concernant le FEADER territorialisé, la programmation et l’instruction sont plus rapides, pas le paiement. On rencontre donc également cette difficulté d’appropriation des fonds européens par les régions.
En Roumanie, la gestion des fonds, deux à trois fois supérieurs à ceux de la France, est centralisée. Le pays a mis en place des task forces en régions, sorte de cellules de gestion des fonds européens en y plaçant des fonctionnaires de haut niveau, bien rémunérés (frein à la corruption). Leur détermination, leur proactivité nous sont supérieures.
Noëlle RAUSCENT questionne la complexité à instruire les dossiers et le taux de paiement à 5,45 % des fonds Leader.
Thibaut GUIGNARD rappelle que l’Europe fixe une obligation de résultats : bon emploi des fonds et transparence dans leur utilisation. Les États membres décident ensuite de la procédure à mettre en place pour remplir ces objectifs.
La complexité de Leader est son péché originel. A cela s’ajoute une tendance franco-française à la surtranscription, à la surréglementation et à la surprotection. Dans un circuit d’instruction partagé entre les régions et l’État qui provoque des allers-retours constants entre les autorités de gestion et l’ASP sur des points d’instruction, d’éligibilité des dépenses. |
Leader France demande un règlement spécifique au niveau européen pour l’instruction des « petits projets », afin d’avoir une proportionnalité de l’exigence administrative au regard du montant des subventions. Deux ETP par territoire accompagnent les porteurs de projets Leader, pour 15 000 dossiers ouverts dans les territoires (2 500 demandes de subvention sur devis et 1 500 dossiers en attente d’instruction de paiement sur facture).
Jean-Jacques LOZACH
- Depuis 1993 et la mise en place de ce programme Leader, nous avons assisté à un sacré retournement de l’histoire. Pour la première fois, un territoire infra-régional pouvait contractualiser directement avec l’Europe en passant par dessus la tête des États. De plus, au début des années 90, l’un des intérêts majeurs de ces programmes Leader était précisément la simplicité.
Cela a nourri énormément d’attentes et d’espoir. Vingt ans plus tard, par lourdeur administrative, par complexité, nous constatons une sorte de quasi échec.
- Le rôle que les SGAR devaient jouer afin de populariser, de mettre en place, de soutenir, d’accompagner les projets relatifs aux fonds structurels européens a été mal défini.
- Des dégâts économiques et sociaux constatés sur le terrain et directement liés à cette attente de financements. Les exemples d’associations ayant déposé le bilan, faute de financements qu’elles espéraient depuis 2015, sont fréquents sur nos territoires.
Jean-Yves ROUX
- L’instruction des dossiers de demandes de fonds européens fonctionnait particulièrement bien lorsqu’elle était réalisée par les préfectures. Il faudrait ramener davantage de proximité par le biais des départements comme solution au découragement actuel des élus à déposer un dossier.
Pour Thibaut GUIGNARD, si le besoin de proximité est réel, il est surtout question de moyens humains pour résorber le stock.
Pierre LOUAULT met l’accent sur un problème de réglementation, de simplification des dossiers, dénonce une crise de responsabilités et qualifie cet état de fait à un scandale financier de l’État.
Et Thibaut GUIGNARD de conclure : « Leader a sans doute été le point de crispation, la victime des relations entre les régions et l’État (…) Il faut défendre la PAC, défendre la place de Leader dans celle-ci et défendre l’agenda rural européen, c’est-à-dire la ruralisation de l’ensemble des politiques européennes (plus grande accessibilité au FEADER pour les zones rurales et au FSE pour les communautés de communes…)